Interview

Jacques Nesi : pour une société de semblables en Haïti

today19 janvier 2025 55

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Par Guy Ferolus

Jacques Nesi, politologue et essayiste, vient de publier un ouvrage important intitulé Haïti : la fabrique d’une société de semblables aux éditions Gouttes-Lettres. Cet essai explore les fractures sociales et institutionnelles d’Haïti, tout en prônant une refonte sociétale axée sur l’inclusion et l’unité. Dans une interview accordée à Haiti Inter, il décrit avec lucidité la « société des indésirables » qui caractérise le pays, tout en appelant à la construction d’une « société de semblables ».

Jacques Nesi met en lumière un phénomène inquiétant : depuis trois décennies, de nombreux Haïtiens semblent vivre dans leur propre pays comme en transit, prêts à partir vers des terres perçues comme plus accueillantes. Ce manque d’appropriation de l’espace national s’explique, selon lui, par une profonde désillusion et l’absence de projets collectifs viables pour Haïti.

L’essayiste souligne également une connivence pernicieuse entre l’élite et les gangs, exacerbant la désintégration sociale. Il qualifie cette élite de « délinquante », impliquée dans des économies criminelles, telles que le trafic de drogue, d’armes, d’organes et d’êtres humains. « Ces élites exploitent la misère et les bidonvilles pour armer des jeunes désœuvrés, qui deviennent les rouages d’une machine criminelle au service du pouvoir », affirme-t-il.

Dans son analyse, Nesi déplore l’éloignement des élites de leur rôle fondamental : moderniser et guider la société. Depuis les années 1980, la privatisation sauvage et les politiques néolibérales imposées par des institutions internationales, comme le FMI et la Banque mondiale, ont aggravé la précarité, poussant des masses de paysans à migrer vers Port-au-Prince, où ils sont confinés dans des bidonvilles.

Les élites économiques, souvent issues de groupes d’origine syro-libanaise et palestinienne, s’organisent en monopoles pour contrôler les secteurs clés. Ces pratiques excluent les Haïtiens noirs des opportunités économiques, renforçant les inégalités structurelles. Cette élite économique, selon Nesi, finance des campagnes électorales pour obtenir des lois qui servent exclusivement leurs intérêts, transformant les institutions en outils de domination.

Nesi accorde une place importante à la diaspora haïtienne, qu’il considère comme une force potentiellement libératrice. Toutefois, il distingue une « diaspora vertueuse », formée et compétente, d’une « diaspora délinquante » qui participe au commerce illicite d’armes et d’autres activités criminelles.

Malgré son apport économique majeur, la diaspora reste structurellement exclue des processus décisionnels en Haïti. Les législations exigent une résidence préalable de deux ans ou la possession de biens pour pouvoir se présenter aux élections, des barrières qui marginalisent cette communauté dynamique. « On fabrique des indésirables parmi la diaspora aussi, alors même qu’elle pourrait jouer un rôle crucial dans le redressement national », déplore-t-il.

Nesi analyse également l’influence écrasante des États-Unis sur la souveraineté haïtienne. Depuis l’occupation de 1915, Washington intervient directement dans les affaires internes du pays, notamment dans la désignation des dirigeants. Cette mainmise étrangère empêche l’émergence d’un véritable leadership local et alimente un cercle vicieux de dépendance et d’instabilité.

Pour bâtir une « société de semblables », Nesi propose une réintégration pleine et entière de la diaspora dans les affaires nationales, ainsi qu’une refonte des structures politiques et économiques. Il appelle également à un engagement collectif, où chaque Haïtien, à l’intérieur ou à l’extérieur du pays, serait un acteur du changement. « On ne peut pas changer Haïti à distance ou uniquement par des critiques. Il faut une mobilisation active, unitaire et sincère », insiste-t-il.

Jacques Nesi offre une vision lucide et ambitieuse d’une Haïti où l’inclusion, la solidarité et la souveraineté pourraient prendre le pas sur les divisions et les ingérences. Haïti : la fabrique d’une société de semblables se pose ainsi comme un plaidoyer pour une nation renouvelée, portée par des valeurs communes et une action collective.

L’intégralité de l’interview en vidéo:

Écrit par Guy Ferolus

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