Arts visuels

Carlo A. Célius : Déconstruire les regards figés sur l’art haïtien

today11 avril 2025 14

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par Guy Ferolus

Dans un riche entretien accordé à Haiti Inter, l’historien de l’art Carlo A. Célius revient sur son parcours personnel, son lien avec la pratique artistique, et son engagement intellectuel pour une lecture plus complexe de l’art haïtien.

« Très tôt, je me suis mis à peindre », confie Carlo A. Célius. C’est par la pratique artistique qu’il entre dans le monde de l’art. Dès l’âge de 14 ans, il se consacre à la peinture, ce qui l’amènera plus tard à entreprendre des études en arts plastiques à l’École nationale des arts en Haïti. Conscient des inquiétudes parentales face à cette voie peu rassurante, il choisit aussi de suivre des études de relations internationales à l’Institut National d’Administration de Gestion et des Hautes Études Internationales (INAGHEI), un double parcours révélateur de son esprit curieux et analytique.

Mais très vite, l’envie de comprendre l’art haïtien au-delà de la création elle-même l’emporte. C’est à travers la rédaction d’un mémoire consacré à l’artiste Célestin Faustin qu’il découvre la puissance de la recherche.

Lauréat d’un concours de jeunes peintres, il obtient une bourse pour poursuivre son parcours en France. Là encore, le choix entre la pratique artistique et la recherche se pose. L’intensité des études à l’École du Louvre, puis à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), finit par le détourner de l’atelier. Il s’oriente définitivement vers la recherche en histoire de l’art, adoptant une approche interdisciplinaire, mêlant muséologie, anthropologie historique et questionnements identitaires.

Dans son premier ouvrage issu de sa thèse, Langage plastique et énonciation identitaire. L’invention de la réalité, Célius interroge le paradigme identitaire associé à l’art haïtien, particulièrement à travers le prisme de ce que l’on appelle communément « l’art naïf ». Ce courant, qui émerge dans les années 1940, a longtemps dominé la perception de l’art haïtien sur la scène internationale. Mais pour Carlo A. Célius, cette vision enferme la création dans un cadre rigide, souvent « exotisant ».

Selon lui, deux éléments ont joué un rôle crucial dans cette construction :

  • Le tournant ethnologique des années 1930-1940, qui a redéfini l’identité haïtienne autour d’éléments comme le créole et le vaudou.
  • Le primitivisme occidental, ce regard colonial qui projette sur l’Autre une image d’authenticité première, d’enfance de l’humanité.

Ces deux prismes ont contribué à forger une équation simpliste : art haïtien = art naïf = art vaudou. Une lecture réductrice, déplore-t-il, qui exclut une large part de la richesse et de la diversité de la production artistique haïtienne.

Dans sa démonstration, Célius attire l’attention sur un autre pan fondamental de la culture visuelle haïtienne : l’imagerie catholique. Introduite dès la colonisation espagnole, elle traverse les siècles et les couches sociales. Elle est aussi bien présente dans les bidonvilles que dans les quartiers bourgeois, imprégnant les pratiques culturelles, religieuses et artistiques.

Cette omniprésence donne lieu à ce que Célius appelle un « conflit iconique » : les mêmes images peuvent être investies de significations différentes, voire antagonistes, selon les contextes d’usage. Il évoque, par exemple, les campagnes antisuperstitieuses de l’Église, où des prêtres détruisaient des images… pourtant issues de leur propre tradition, mais réinterprétées dans un cadre vaudou.

Ce phénomène se retrouve dans le mouvement artistique des années 1940, où les artistes dits « naïfs » réutilisent ces mêmes images catholiques, les détournent, les intègrent à leur monde imaginaire. Cette relecture artistique renverse alors les rapports de force symboliques : ce qui était interdit devient source de création.

Carlo A. Célius plaide ainsi pour une lecture décoloniale et plurielle de l’art haïtien. Il appelle à sortir des catégorisations rigides et à considérer les œuvres non pas comme des témoignages d’un folklore immobile, mais comme des objets complexes, porteurs d’histoires croisées, de tensions, de conflits, d’héritages multiples.

« Lorsqu’on dit “art haïtien = art vaudou”, que fait-on des artistes qui ne traitent pas du vaudou ? », interroge-t-il. Le danger, selon lui, c’est d’écraser la richesse de la création haïtienne sous une grille de lecture unique. À l’image de son propre parcours, entre peinture, recherche et questionnements identitaires, Carlo A. Célius propose une voie exigeante : celle d’une réflexion critique sur les images, leurs usages et les regards qu’on porte sur elles.

L’intégralité de l’entretien avec Carlo Célius:

 

Écrit par Haïti Inter

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